La fatigue de la mère à l'ère de la performance

Je vous admire comme si vous étiez la septième merveille du monde et pourtant, si je ferme les yeux, enivrée, je me surprends à fuir pour découvrir les six autres. Trop de bruit, de bousculade, trop de pression pour contempler avec amour vos traits parfaits. 

Trop de confrontation pour mon propre rythme piétiné par les demandes incessantes et la horde d’émotions. Plus assez de répit pour m’entendre et ne pas me perdre dans les profondeurs de l’amertume. Être parents, c’est tout doux, c’est juste du bonheur qu’ils disaient les autres. Ou bien c’est juste moi qui suis à côté des vraies valeurs, moi qui n’ai pas compris comment on faisait pour les aimer et les contenter, les calmer et les apprécier. 

Leurs petits yeux célestes me transportent et me terrorisent tout autant. Je marche comme une funambule pour éviter la foudre, pour contenir la crise de trop. Je respire, pourtant, tant de fois avant de formuler, et pourtant, pourtant... Je finis par déborder, crier. Hurler que stop, c’est trop pour mes frêles épaules, trop pour mes rêves qui s’effondrent. C’est trop parce que je n’avais pas imaginé ma solitude, la difficulté de les accompagner, parce que c’est un travail à temps plein ou plutôt c’est devenu ma vie tout entière d’éponger leurs états, d’éteindre ces feux vifs qui me brûlent le visage. Pas un espace non colonisé, toutes mes cellules sont habitées par leurs exigences acides qui martèlent ma tête abîmée. Je suis leur domaine tout entier.

Envahie par la montagne que je n’arrive plus à gravir, le moindre pas est un effort abandonné. Je suis tellement empêtrée dans la pagaille du quotidien. Tout ce qui traine me fait trébucher sur mes défis ratés, évidence de mon incompétence, preuve de ma condition aliénante. Je suis rongée par la culpabilité. Je n’étais pas cette mère lorsque je rêvais. Je les dénonçais secrètement, d’ailleurs, les débordés, ils étaient mal organisés, ils ne savaient pas prioriser. Moi j’ai cru que je serais une guerrière à toute heure. Les réveils nocturnes, même pas peur, je déplacerai l’immense poussière, je révolutionnerai tout mon intérieur. Rien ne résiste à ma bonne foi, à ma force et à mon courage. Tout cède à ma seule volonté de fer, mais pas eux. Faire de mon mieux, encore et encore, persévérer et ne jamais flancher, pour leur prouver mon amour qu’ils ont eu raison de me choisir comme maman…

Mais ça, c’était avant d’être usée par le quotidien, d’être cabossée par les blessures et l’accumulation. D’être écorchée par le stress envahissant, qui grignote toutes les parcelles de moi qui restaient encore saines. Je me fais avaler par l’immense vague, je suis submergée par tant de responsabilités, je suis devenue schizophrène, à tenter en vain de répondre simultanément à tous leurs besoins, zone indéfinissable et insatiable. Je me suis perdue moi-même, sans boussole. Ils me grimpent dessus sans relâche, déchargent leur trop-plein avec leurs poings, m’accaparent pour que surtout je ne pense plus, que je n’arrive pas à m’échapper. Ils me tiennent fermement, je suis bien trop à l’étroit, j’étouffe de ne plus être. Je manque d’air, je ne sais plus les aimer… Alors que c’est mon seul objectif, ma seule voie. Les adorer, les porter, les cajoler… Ils résistent, ils veulent déployer leurs ailes, ils me chassent, exigent et me repoussent. 

Je continue avec la même énergie à tenter d’apercevoir un brin de lumière, pourtant, chaque matin avec la même espérance…

Elle est là cette lueur, je le sais, discrète, mais brillante, à portée de main, il me faut juste lever la tête. Il me suffit d’une accalmie pour retrouver mon énergie et y croire plus haut, encore. Quelques instants pour me recharger, j’ai tellement envie d’y arriver. D’un regard, je suis surprise et tout reprend son sens, mais la charge de chaque journée me fait oublier le plaisir, les minuscules progrès et j’oublie que chaque jour alors qu’ils grandissent et se forgent, ils gagnent en autonomie et veulent s’envoler, qu’ils sont plus confiants grâce à tout ce que j’entreprends… Je n’arrive plus à le voir parce que je suis trop blessée, mais pourtant… Ce n’est pas contre moi, je me le répète en mantra. Je suis leur roc, leur refuge. Je suis la réceptionniste de leurs malheurs, je suis le garant de leur bonheur, je suis la parade de leurs chutes, je suis le coton de leurs crises. Je suis leur monde stable dans leur propre tempête.

Lorsque tu ne verras plus la lumière, arrête-toi, mets une main sur ton cœur, parle-lui tout bas comme tu as besoin d’être pris dans des bras aimants et disponibles, et félicite-toi de te lever chaque matin sachant que tu vas affronter de nouvelles tranchées. Accorde-toi l’amour que tu mérites, malgré les échecs et le fiasco, câline-toi, tu peux croire en toi. Nul autre que tes yeux ne savent à quoi ressemble tes journées, personne ne vit dans tes souliers, souris-toi, tu as la force d’une guerrière insoupçonnée, tu es la mère de ces nouvelles graines, tu guides de grandes âmes, et tu côtoies l’avenir, tu as porté la puissance de la vie.

Tu es dans la bataille et il te reste un reflet, celui de l’espoir que tout s’apaise, qu’enfin l’harmonie vienne adoucir encore. Tu es une grande personne, tu es le centre de leur continent, leur coin de paradis et de répit, même s’ils ne savent pas encore dire merci.

CHLOÉ BOEHME
Centre La Source en Soi

www.lasourceensoi.com

Par Chloé Boehme

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